Les annonces de Nvidia à Taïwan indiquent que l'importance stratégique de l'île est là pour durer
En visite au Computex tech show de Taipei, grand raout technologique local, Jensen Huang a fait une série d'annonces majeures renforçant l'implication de son entreprise dans l'île. Désignant Taïwan comme "le cœur de l'écosystème informatique mondial", le patron de Nvidia a notamment annoncé la construction d'un nouveau bureau à Taipei, qui sera le plus gros de l'entreprise en dehors des Etats-Unis, et que de nombreux commentateurs ont décrit comme siège social numéro 2 pour le géant mondial des cartes graphiques.
Ce n'est pas tout. Jensen Huang a également annoncé la construction d'un superordinateur dédié à l'IA, en partenariat avec Foxconn et le gouvernement taïwanais. Un projet pharaonique, qui comptera 10 000 puces Blackwell et sera mis au service de l'écosystème local, en particulier de TSMC, qui sera l'un des premiers clients et s'en servira pour faire de la recherche et développement sur les gravures de puces.
Nvidia ouvre (un petit peu) son écosystème
Nvidia a enfin profité de l'occasion pour annoncer NVLink Fusion, un nouvel écosystème qui accueillera pour la première fois les puces d'IA conçues en interne par les hyperscalers, pour leur permettre de se connecter sur la fabrique Nvidia. Les géants comme Google et Amazon conçoivent en effet depuis quelques années leurs propres puces, un luxe qui a un coût, mais leur permet de répondre parfaitement à leurs besoins en interne.
"Cette annonce de la part de Nvidia vise à montrer que l'entreprise souhaite proposer un écosystème ouvert, afin de rassurer ses plus gros clients qui ont peur de se faire emprisonner dans un écosystème totalement fermé dont il serait impossible de sortir, à l'heure où des sociétés rivales comme AMD s'efforcent justement de développer des standards beaucoup plus ouverts", note Antoine Chkaiban, consultant chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marchés.
L'ouverture demeure toutefois relative. "Nvidia donne accès à sa propriété intellectuelle, mais ne déploie pas un standard ouvert, contrairement à ce que font ses concurrents. Il faudra quand même acheter une licence et/ou des produits Nvidia."
Les limites du découplage
D'un côté, l'investissement redoublé de Jensen Huang à Taïwan est tout à fait logique . Comme l'a lui-même souligné le dirigeant, l'île est au cœur de l'industrie mondiale des semi-conducteurs, et TSMC, qui fond les puces de Nvidia, y réalise la grande majorité de sa production. De l'autre, la décision va aussi à contre-courant. Depuis plusieurs mois, la plupart des acteurs du semi-conducteur cherchent en effet plutôt à réduire leur dépendance à Taïwan, face à la montée des tensions avec la Chine, en produisant dans d'autres pays du Sud-est asiatique, au Mexique ou aux Etats-Unis. Nvidia ne fait du reste pas exception, lui qui compte investir 500 milliards de dollars sur quatre ans aux Etats-Unis. Un moyen de renforcer la solidité de sa chaîne de valeur tout en répondant à la volonté de Donald Trump de réindustrialiser l'Amérique.
En réalisant d'ambitieux investissements dans les infrastructures à Taïwan et choisissant d'y placer son second bureau le plus stratégique, Nvidia suggère que malgré les (réelles) tentatives de rééquilibrage des chaînes de valeur pour limiter la prise de risque, Taïwan est bien parti pour rester un hub international des semi-conducteurs. Si la plupart des analystes estiment que la part de Taïwan dans la production des puces les plus avancées va baisser au cours des années à venir, à mesure que la Chine, l'Europe et les Etats-Unis cherchent à muscler leur production domestique, la majorité de celles-ci continueront d'être produites dans l'île à l'horizon 2030. Et bien que TSMC ait diversifié une partie de sa production en Arizona, ses usines de Hsinchu, Kaohsiung et Taichung constituent toujours le cœur de sa production et de son savoir-faire technologique.
Un apaisement des tensions avec la Chine
L'annonce de Jensen Huang est également le signe d'une désescalade dans les tensions entre Washington et Pékin. Les deux puissances ont ainsi annoncé le 12 mai dernier une baisse réciproque des droits de douane et la mise en place d'un nouveau cycle de négociations afin de parvenir à un accord commercial.
Un investissement significatif de Nvidia à Taïwan est un signe supplémentaire du relatif apaisement en cours entre les deux puissances. Il est en effet peu probable que Jensen Huang, qui a rencontré Trump a plusieurs reprises, ait pris un tel engagement si les Etats-Unis s'attendaient à une attaque imminente de la Chine contre l'île.
Mais sur le grand échiquier des relations internationales, cet investissement constitue aussi un potentiel outil de dissuasion pour Washington, dont les intérêts économiques à Taïwan viennent du même coup encore de s'accroître, ce qui rendrait une invasion de l'île par la Chine encore plus intolérable de son point de vue.
Les technophiles marquent des points au sein de l'alliance MAGA
Enfin, l'annonce de Nvidia survient quelques jours seulement après que l'administration Trump a rayé d'un trait de plume l'AI Diffusion Rule, une mesure du gouvernement de Joe Biden imposant des quotas d'exportation sur les puces d'IA vers les pays tiers. Prises ensemble, ces deux annonces suggèrent un potentiel basculement des rapports de force au sein de la majorité gouvernementale américaine. Celle-ci est en effet composée d'une alliance entre une frange populiste et une frange technophile. Jusqu'à présent, c'est la première qui a principalement dicté les politiques de l'administration Trump 2.0, au grand dam de ses soutiens au sein de la tech.
Mais face à la déconfiture économique entraînée par la politique menée jusqu'à présent, Donald Trump semble être en passe de réorienter le cap au profit de sa base technophile. L'AI Diffusion Rule a en effet dès le départ été fortement critiquée par les acteurs de la tech, dont Oracle, Microsoft et… Nvidia, qui ont tour à tour pointé le risque d'une baisse de leurs ventes et d'une perte de part de marchés au profit d'entreprises non américaines, les pays limités par les quotas étant contraints de se fournir ailleurs. Avec le risque de favoriser l'émergence de Huawei, qui nourrit de grandes ambitions sur les puces d'IA et dont les restrictions de puces américaines vers la Chine ont déjà favorisé l'ascension dans ce domaine.
Un argument qui, associé au lobbying intensif des patrons de la tech, y compris de Jensen Huang, a visiblement fait mouche auprès de l'administration Trump. Pour Jensen Huang, le prochain objectif pourrait bien être d'obtenir l'assouplissement des restrictions à l'exportation vers la Chine, ce qui sera toutefois une autre paire de manches, la volonté de freiner l'avancée de la Chine sur l'IA étant une constante politique depuis au moins la première administration Trump.